mardi 26 avril 2011

La Dernière Conférence Internationale du Président Houari Boumedienne par Abdelkader Bousselham

L'Adieu aux armes


La Dernière Conférence Internationale
du Président Houari Boumédiene
Damas, septembre 1978












par Abdelkader Bousselham

Ancien Ambassadeur




C'était en Septembre 1978 à Damas, plus précisément le 20 de ce mois . Le dîner de gala qu'offrait le Président El-Assad, à l'hôtel Méridien, en l'honneur de ses hôtes qui venaient tout juste d'achever les travaux du troisième sommet du Front du Refus, s'acheminait lentement dans un si-lence impressionnant vers le dessert et les discours quand, brusquement, un mot d'ordre se mit à circuler, de bou-che à oreille, entre les membres de la délégation algérienne. « Après le dîner, regagnez immédiatement vos chambres et faites vos valises ; les agents des services de sécurité de la Présidence passeront les récupé-rer. Nous rentrons ce soir même à Alger ».


Le retour précipité à Alger

C'était une surprise. En effet, le pro-gramme officiel de séjour à Damas ne prévoyait le retour, que le lendemain, en plein jour, et non cette nuit même, pratiquement dès la clôture des tra-vaux, avec tous les risques d'un décol-lage nocturne, et le survol d'une zone dangereuse à quelques kilomètres du Golan occupé par l'entité sioniste. On ne disait pas encore Israël, en ces temps là.

Les membres de la délégation algé-rienne, accoutumés à obéir en toutes circonstances, aux instructions du Président, ne cherchèrent nullement à s'informer des véritables raisons de ce changement de programme. Tout au plus certains se dirent-ils que la néces-sité devait être bien impérieuse pour que le Président consentit à un vol de nuit aussi périlleux.

Peut-être, pensèrent d'autres, que quelque chose de grave s'était produit à Alger, durant ces trois derniers jours d'absence. Mais personne ne pensa un seul instant que le Président était souffrant, ou plus simplement qu'il en avait assez de tout cela, c'est à dire de ce sommet du Front du Refus, de Damas, des syriens et de tout ce monde, tous ces frères éprouvants et épuisants à l'extrême.

Il n'y a pas de doute, ceux qui pen-saient ainsi n'avaient pas tout à fait tort. Tous ces mobiles combinés avaient en effet déterminé cette déci-sion de retour précipité.

De plus, le Président avait eu, pendant les deux derniers jours de la Confé-rence, on l'apprit plus tard des malai-ses fréquents. Son médecin personnel, convoqué à plusieurs reprises dans ses appartements de l'hôtel Méridien au cours de la dernière nuit, n'avait pas réussi à calmer ces malaises ni, encore moins, l'irritation de son patient. Mais tout cela avait été tenu secret.

Comme à son d'habitude, le Président n'en avait rien laissé paraître, particu-lièrement au cours des travaux du sommet. Il avait, en plus de ses malai-ses, mille et une raison d'être en colère contre lui-même, et contre la plupart de ses pairs à ce sommet.

Très lucide et toujours bien informé, le Président Boumédiène savait, de-puis longtemps que la politique du refus des accords de Camp David, initiée dans l'enthousiasme, l'année précédente à Tripoli en réponse aux accords Saddat- Beguin de Camp Da-vid, et mise au point ensuite à Alger - en février - était dans l'impasse. Il sa-vait aussi que le poids des pays com-posant ce Front n'était pas en mesure d'arrêter le cours des événements au Moyen-Orient, ni même de les ralen-tir. Seule une unité arabe englobant, sans exception aucune, tous les pays arabes, pouvait encore, estimait-il, sauver les palestiniens d'une débâcle totale. À défaut, craignait-il, des ris-ques graves de défaite irrémédiable pouvaient être réunis à tout moment, pour le plus grand profit des ultras sionistes et le plus grand malheur des Arabes.

Était ce un don de prémonition ou tout simplement le résultat de l'analyse logique et rigoureuse, de la réflexion et de l'expérience, ou plus simplement encore de l'intelligence politique ?

En tout cas, ses craintes d'alors - il y a 19 ans de cela ! - se vérifient tous les jours devant nos yeux. Avec amer-tume et souvent avec peine, nous as-sistons, accablés, à la capitulation de ceux pour qui l'Algérie de Boumé-diene était prête à tous les sacrifices.


Le Front du Refus avait vécu

Ces idées et bien d'autres encore as-saillaient de tous côtés les membres de la délégation algérienne, dans l'avion qui les ramenait cette nuit-là à Alger.

Beaucoup restaient éveillés et discu-taient, pesaient et soupesaient les évé-nements qu'ils venaient de vivre à Damas.

Tous, unanimement, estimaient que le Front du Refus avait vécu et que son dernier défenseur, le Président Bou-médiene, n'allait pas tarder à en tirer les conclusions.

Il y avait là Abdelaziz Bouteflika, l'ancien frère d'armes du Président Boumédiene, depuis 1956, son minis-tre des Affaires étrangères mais aussi et surtout son ami et son conseiller le plus écouté.


Il y avait encore d'autres frères. Cer-tains nous ont quittés à jamais. D'autres, victimes des vicissitudes de la politique se sont effacés de la scène. Ma mémoire risque de me trahir si j'entreprenais de citer les noms. Aussi, bien sagement, je m'en abstiendrai. Comme toujours des journalistes de la RTA, de l'APS, du Chaâb, du Moud-jahid aussi accompagnaient le Prési-dent.

D'ailleurs on avait tous constaté, de-puis quelque temps, que le Président voyageait “léger”, c'est-à-dire qu'il n'emmenait plus avec lui, dans ses déplacements à l'étranger que les col-laborateurs dont il pouvait avoir abso-lument besoin à cette occasion.

Dans ce domaine, comme en beau-coup d'autres, l'Algérie à l'étranger avait appris à être sobre, mesurée, économe de ses moyens et partout soucieuse d'une image impeccable.

En ce qui concerne le sommet qu'ils venaient tout juste de quitter, tous ces frères, à deux, à trois ou par petits groupes disséminés dans l'avion pres-que vide, se remémoraient l'inanité des débats, la légèreté, pour ne pas dire la désinvolture des propositions palestino-libyennes en vue d'élargir les assises du Front, et la colère, à peine contenue, du Président Boumédiene.

Les propositions saugrenues de Keddafi et de Arafat

En effet, Arafat et Keddafi, dès le premier jour du sommet, avaient pro-posé d'embarquer tous les Chefs d'état présents, leurs ministres ainsi que leurs collaborateurs, dans un avion et de débarquer ainsi à Bagdad, sans prévenir qui que ce soit. De cette façon, affirmaient Keddafi et Arafat très sérieusement, « Saddam Hussein sera bien obligé de nous recevoir dans sa capi-tale et d'écouter nos arguments et notre ana-lyse de la situation. Et peut-être qu'à la fin, nous réussirons à le convaincre et à faire de l'Irak le 6ème membre du Front du Refus ».

Pour les deux auteurs de cette propo-sition, il ne faut pas s'embarrasser de protocole et de formalités entre frères arabes. Débarquer chez quelqu'un, à l'improviste, n'est certes pas à re-commander mais c'est aussi un signe d'amitié et de fraternité. Et qu'importe si une entorse aux usages peut conduire à la renaissance du Front.

Le Président Keddafi, pour sa part, était coutumier de ces sortes d'entorses aux bonnes règles. À plu-sieurs reprises déjà, il s'était présenté dans l'espace aérien algérien. Et cha-que fois, on avait mis ces visites in-tempestives sur le compte de la jeu-nesse et de l'inexpérience. Et comme il répétait, chaque fois que pour lui, il n'y a pas de frontières entre pays frè-res, on l'accueillait toujours fraternel-lement, les bras ouverts. Soit dit en passant, il n'empêche qu'il se bat, de-puis vingt ans, au centimètre carré prés, contre l'Algérie, sur cette même question de frontière. La Libye, si je ne me trompe, est le seul pays mi-toyen avec lequel nous n'avons pas encore un accord frontalier !
D'ailleurs ces visites impromptues n'étaient pas réservées à Alger seul. Le Caire aussi en avait reçues. Par consé-quent cette proposition ne surprenait pas beaucoup, venant de lui. Par contre, parrainée et soutenue par Ara-fat, elle prenait une autre tournure.

Bien plus grave encore : Arafat de-mandait en plus, après Bagdad de dé-barquer ensuite à Amman et de forcer la main du Roi Hussein de Jordanie, de la même façon, pour l'obliger à adhérer, lui aussi, au Front du Refus.

On peut imaginer les dépêches de presse délirantes des correspondants étrangers décrivant une Conférence arabe ambulante, quémandant des adhésions de capitale en capitale, avec force discours, beaucoup d'accolades, des marches militaires et des réconci-liations spectaculaires que tout le monde savait à l'avance, aussi hypo-crites qu'éphémères.

Le Président Boumédiene, toujours avec beaucoup de courtoisie, infini-ment de patience et même de l'humour, essaya bien de dire le ridi-cule d'une pareille démarche. Il fit va-loir aussi que ce n'était pas au Front à rechercher de nouvelles adhésions, du moins pas de cette façon puérile, mais qu'il appartenait plutôt aux candidats éventuels de solliciter leur d'adhésion, si tant il est vrai qu'ils étaient convain-cus de la justesse de la ligne politique du Front, de sa démarche et de son apport à la cause palestinienne.


Les mobiles de Saddam Hussein

Sur le plan public, personne, dans le monde arabe, ne comprenait quoi que ce soit à l'attitude du Baath Irakien et de son leader Saddam Hussein. D'un côté, ils criaient partout leur hostilité aux accords de Camp David, et d'un autre côté, ils se dérobaient systémati-quement, chaque fois qu'il y avait quelque chose de concret à faire, dans un cadre commun, comme celui du Front de Refus.

Déjà à Alger, quelque mois plus tôt, lors du 2ème sommet, Saddam Hus-sein avait laissé le suspense planer sur sa participation éventuelle, jusqu'à la dernière minute. Ce n'est que tard dans la nuit, la veille de la Conférence, pratiquement à quelques heures de son ouverture à l'hôtel Aurassi, qu'il avait fait savoir qu'il ne viendrait pas.

La haine des frères ennemis baathistes syriens était-elle l'unique mobile de cette attitude ou bien y avait-il d'autres raisons ?

En vérité tout le monde savait, à ce moment là, qu'un grand sommet arabe, regroupant tous les Chefs d'État arabes, était déjà en préparation à Bagdad. Au terme de ce Congrès de la dernière chance, les pays du Front en confrontation directe avec l'entité sioniste, devaient recevoir de très grands moyens pour ne pas désarmer et ne pas succomber aux tentations de la capitulation. On parlait même d'une contribution annuelle de 10 à 15 mil-liards en dollars au profit des trois pays concernés l'Égypte, la Syrie, la Jordanie et des Palestiniens. Tous les pays arabes devaient y participer.

Si cette opération réussissait et si, par voie de conséquence, le processus de Camp David était ainsi mis en échec, il n'y avait pas de doute : l'Irak pou-vait en tirer un très grand prestige et Saddam aurait été en droit de préten-dre au titre de grand rassembleur des Arabes. Bagdad ressusciterait alors de ses cendres et deviendrait, comme du temps des califes Abbassides, la capi-tale du monde arabe. La voie était li-bre.

L'Égypte, après la signature des ac-cords de Camp David par Saddat, ne pouvait plus, avant longtemps, pré-tendre à un rôle prépondérant dans le monde arabe. Malgré son poids spéci-fique, unique au Moyen -Orient, mal-gré ses sacrifices innombrables face à Israël au cours de trois guerres meur-trières en moins d'un quart de siècle, l'Égypte était condamnée par tout le monde arabe.
L'Arabie séoudite, pour sa part, ne voulait pas, elle non plus, jouer un premier rôle dans la région. Restait l'Algérie. Malheureusement, elle était bien compromise dans l'affaire du Sahara occidental. Pratiquement, nous n'avions plus que deux ou trois pays amis dans tout le monde arabe. Tous les autres avaient pris position contre notre pays L'Irak en tête.

En fait, ce grand dessein irakien en cachait un autre. On devait s'en ren-dre compte rapidement, dès 1980, quand les troupes irakiennes se lancè-rent à l'assaut des lignes iraniennes, sans raison apparente majeure, puis-que le litige principal, celui des fron-tières entre les deux pays, avait été virtuellement réglé, trois ans plus tôt, au sommet de l'OPEP à Alger, grâce aux efforts du Président Boumédiene et de la diplomatie algérienne.

Mais au delà de ces données réelles et palpables, il y avait tout le reste, c'est à dire le caractère des hommes, leurs penchants, leurs points faibles, plus ou moins quantifiables, plus ou moins mesurables à l'aune de l'objectivité, mais si importants, si déterminants en politique.

Et parmi ces éléments volatiles et im-pondérables, il y avait la personnalité complexe de Saddam Hussein. Par affection et par solidarité fraternelles avec le peuple irakien dans ses terri-bles épreuves, depuis cinq ans, il faut s'interdire toute critique à son égard comme à l'égard des ses dirigeants, pour le moment. Mais il faudra bien dire la vérité un jour.


Une malédiction s'est-elle abattue sur les Musulmans ?

On pourra alors expliquer, au moins en partie, les malheurs qui accablent les Arabes depuis Camp David, l'arrogance des ultras d'Israël, la sou-mission des États arabes, la capitula-tion des Palestiniens et les difficultés de toutes sortes, plus ou moins gra-ves, plus ou moins gérables, que connaissent tous les pays arabes, na-guère à l'avant garde de la cause pales-tinienne tels le Liban, l'Algérie, la Li-bye, le Yémen et même l'Irak.

Pire encore, on est passé désormais au stade de la surveillance élargie à tout le monde musulman. Tout pays arabe ou musulman, dés lors qu'il recèle des possibilités de progrès et de dévelop-pement est mis en observation et sur écoute. Avez-vous remarqué la désta-bilisation dont sont l'objet de nom-breux pays musulmans à travers le monde, depuis quelques années, alors qu'ils ont des potentialités, une opi-nion publique, des ressources, des hommes, une intelligentsia, une posi-tion stratégique ? Une malédiction s'est-elle donc abattue sur tous les musulmans de la terre. Aucune région du monde musulman n'y échappe : Maghreb, Balkans, Moyen-Orient, Asie Mineure, Caucase, Pakistan, etc.

Le monde arabe de cette fin du XXe siècle rappelle étrangement, par ses divisions, ses égoïsmes sordides et ses lâchetés les Moulouk et Tawaif de l'Andalousie de la fin du XVe siècle.


De la soumission à la capitulation

L'un après l'autre, nos roitelets d'aujourd'hui font acte d'allégeance à la reine Catherine du XXe siècle, les États-Unis d'Amérique. L'un après l'autre, ils se soumettent et deviennent à leur tour son harki.

Même la Syrie révolutionnaire de nos jeunes années s'est mise à genoux. Elle paye aujourd'hui le prix de ses choix dans la guerre du Golfe.

Ce pays frère, si courageux, si admira-ble, et si prés de nous, est l'exemple suprême de la corruption impérialiste. Il s'est laissé tenter par des promesses. Et des promesses seulement. Le résul-tat en est qu'aujourd'hui, la Syrie est plus loin de la paix que jamais.

Sans vergogne, les Israéliens ont en-trepris il y a quelques mois de pom-per le pétrole découvert dans le Go-lan. On peut imaginer aisément l'acharnement des ultras d'Israël pour en garder la plus grande partie, même dans le cadre d'une paix négociée, au demeurant de plus en plus incertaine.

El-Quods est menacé d'une annexion imminente. Pour en terminer avec ce chapitre du désastre qui menace, j'ajouterais seulement qu'il est à crain-dre, si un sursaut salutaire ne vient pas rapidement secouer tous les Arabes, que même Jérusalem sera aussi bien-tôt entièrement annexée par les sionis-tes d'Israël. Et on peut prévoir que la petite fille de Arafat, devenue grande, parodiant, cinq siècles après, les paro-les de la mère du roi Bouabdil fuyant Grenade, dise un jour à son père, je-tant à son tour un dernier regard sur El-Quods, du haut de ses collines : « Pleure, Abou Ammar, pleurez les Arabes, pleurez les Musulmans de toute la terre, pleurez comme nous, les femmes, une ville sacrée que vous n'avez pas su garder comme des hommes ».

Mais revenons à Damas et à la Confé-rence au sommet du Front du Refus, de mois de septembre 1978.




La prudence du Roi Hussein de Jordanie

Quant au Roi Hussein, dont tout le monde reconnaissait alors volontiers la lucidité et le courage dans les mo-ments les plus tragiques de l'histoire de son jeune trône, c'était absolument chimérique de penser, un seul instant, qu'il pouvait être tenté par une adhé-sion à un club à l'agonie, au sein du-quel il n'avait rien à gagner.
Qui ne connaissait, en effet, ses rela-tions privilégiées, pour ne pas dire plus, avec les États-Unis. Dans un royaume peuplé en majorité de Pales-tiniens, sa déstabilisation n'aurait de-mandé que peu d'efforts de la part de ces derniers, d'autant plus qu'ils déte-naient le contre pouvoir : celui de l'argent et du négoce, celui du savoir et de la science ; celui du nombre aus-si.

Les Palestiniens étaient d'ailleurs pré-sents dans toutes les capitales arabes. Conseillers écoutés et compétents des gouvernements des États du Golfe, ingénieurs de la pétrochimie, de l'urbanisme et de l'habitat, ensei-gnants, financiers, ils étaient partout dans les rouages de ces petits États.

Grâce à ces oreilles disséminées dans tout le monde arabe, Arafat était assu-rément l'un des hommes siégeant au-tour de la table de la Conférence, le mieux informé de la situation dans la région. Il savait parfaitement, en conséquence, que la proposition du recrutement du Roi Hussein était vouée à l'échec. Depuis toujours, les deux hommes se vouaient une haine implacable que seules les exigences de la bienséance orientale arrivaient à masquer au public. Face à face, ils se regardaient en chiens de faïence ; à peine remuaient-ils les lèvres pour se saluer. Alors, pourquoi, Arafat s'est il acharné pour aller jusqu'au bout de sa logique ? La haine fraternelle était-elle, là aussi, l'unique mobile ?

L'escapade nocturne de Arafat et de Keddafi à Amman

La surprise, la colère et l'amertume du Président Boumédiene furent très grandes le lendemain ; c'est-à-dire au matin du second jour de la Confé-rence, quand il apprit que Keddafi et Arafat, passant outre à son opposi-tion, s'étaient quand même envolés subrepticement, dans la nuit, pour Amman, avec la complicité des Sy-riens, bien évidemment, qu'ils y avaient rencontré le Roi Hussein et qu'ils étaient rentrés à Damas, au petit jour, confus et penauds, après avoir échoué lamentablement dans leur dé-marche.


Le Président Boumédiene en co-lère

Il était outré par cette conspiration du silence des Syriens, des Libyens et des Palestiniens à son endroit. Il ne com-prenait pas, il n'admettait pas non plus que ses trois partenaires arabes préfé-rés puissent se concerter sur son dos et l'outrager ainsi publiquement.
Mais il sut se dominer. Comme tou-jours dans les moments difficiles. Et c'est avec ironie, comme en plaisan-tant, minimisant ainsi volontairement la gravité de l'incident, qu'il apostro-pha Arafat, dès l'ouverture des tra-vaux du second jour : « Alors Abou Ammar, il parait que tu as maintenant le don de voler de nuit, de capitale en capitale. Où t'es-tu procuré ton Serhani (cheval ailé). Comment as-tu pu nous cacher ce don du ciel, en dépit de toute l'amitié fraternelle que nous avons tous pour toi ? »
Arafat baissa la tête, Keddafi en fit de même. El Assad, désarçonné par cette pierre destinée, de toute évidence à son jardin également, fit semblant de consulter son ministre des Affaires étrangères.

Et c'est Georges Habache, toujours aussi franc qui se leva pour dire : « Nous aussi, frère Président, nous n'étions pas d'avis qu'Abou Ammar se rendre à Amman. Mais, comme toujours, il n'en fait qu'à sa tête ».

Naif Hawatmah lui emboîta le pas et fit à peu prés la même déclaration : « Ainsi, frère Arafat, reprit le Président Boumédiene, même tes plus proches com-pagnons ont été tenus dans l'ignorance de cette visite à Amman. Décidément, il y a quelque chose qui nous surprendra toujours, en ce qui vous concerne, frères Palestiniens. C'est le manque de confiance et de franchise entre vous. Comment empêcher les autres d'avoir la même attitude négative à votre égard ? »
Keddafi tenta alors une explication. Vainement. Boumediene le fixa du regard, longuement et le laissa bre-douiller des propos qui, de toute fa-çon, sont toujours difficilement intel-ligibles. Il ne lui répondit même pas.

Il ne devait plus reprendre la parole pendant tout le reste de la conférence. Un mutisme éloquent que rien, par la suite, ne vint dérider.
Il était clair pour tous que le Président Boumédiene - ainsi d'ailleurs que toute la délégation algérienne - était choqué par l'incident. Aux yeux de tous il signifiait une chose : les avis du Président Boumédiene au sein du Front, n'étaient plus pris sérieusement en considération par nos autres parte-naires. On avait osé passer outre au veto algérien. Il appartenait désormais à l'Algérie d'en tirer les conséquences.

Malheureusement, c'est un destin beaucoup plus cruel, avec la maladie et la mort du Président à la fin du drame, qui devait trancher pour tous et sceller à jamais cette ultime tenta-tive du Front du Refus de sauver les Palestiniens.

C'est donc bien l'adieu aux armes du Président Boumédiene que cette der-nière Conférence arabe de Damas. À l'image de toute sa vie de militant arabe et d'homme d'état algérien, tou-jours préoccupé par le drame palesti-nien, cette Conférence avait été consacrée entièrement à la Palestine. C'est bien triste qu'il en ait gardé un ultime souvenir, aussi amer !

C'est que Boumédiene, contrairement à son hôte Syrien ou à ses pairs libyen, Yéménite ou Palestinien, n'avait, lui, aucun compte à régler avec qui que ce soit dans la région. En homme d'état responsable, il s'interdisait la haine personnelle en politique ou, pour être plus prés de la vérité, il savait maîtriser ses réactions personnelles. Il n'oubliait rien, seulement il savait attendre son heure.

La seule ambition, au Moyen-Orient, à ce moment là, était d'aider les Palesti-niens à recouvrer leurs droits et à libé-rer leur terre. Pour de nombreuses raisons, il éprouvait une affection par-ticulière pour eux. Et plus ils s'embourbaient dans les drames de la lutte et les malheurs de la trahison de la part de leurs frères de la région, plus ils lui étaient chers « Nous serons toujours avec la Palestine, disait-il à tous les forums, qu'elles soit fautive ou victime ! »

Hors de l'union point de salut

Boumédiene savait, depuis longtemps, que la région resterait inerte, sans âme politique combative et sans grand des-sein, tant que les systèmes en place resteraient figés. Il ne doutait pas, un seul instant, du patriotisme arabe des chefs d'Etats de la région pris indivi-duellement, ni de celui de leurs popu-lations. Mais il savait que ces chefs d'État n'étaient pas libres de leurs mouvements et qu'à la moindre tenta-tive de prise en charge de leur destin, leur sort était connu. L'assassinat du regretté Roi Fayçal d'Arabie séoudite était également un avertissement pour tous les souverains de la région.

De toute façon Boumédiene n'était pas un rêveur. Il n'attendait rien des autres et en aucun cas ne souhaitait précipiter les événements, comme tous les militaires convertis à la politi-que, les officiers d'état major en parti-culier, dit-on, il était concret, précis, et réaliste. On pouvait même être surpris de constater chez lui un esprit carté-sien aussi rigoureux, aussi logique, lui un ancien étudiant d'El-Azhar. Appa-remment son séjour et ses années de jeunesse en Egypte n'avaient pas alté-ré ses qualités du terroir, sa fierté.
Cette union sacrée, Boumédiene n'avait jamais cessé d'y travailler. Avec le grand Roi Fayçal, il y était presque parvenu. Il n'y a pas de doute : l'assassinat de ce roi patriote était di-rectement lié à l'action qu'il avait en-treprise en accord avec Boumédiene auprès des autres chefs d'état arabes de la région, pour un grand sursaut en faveur d'El-Quods et de la Palestine.

De nombreux observateurs ont impu-té la disparition du Roi Fayçal aux succès des deux premiers chocs pétro-liers. Effectivement seule l'alliance extraordinaire de trois hommes aussi extraordinaires : le Shah d'Iran, le Roi Fayçal et le Président Boumédiene avaient rendu la victoire des pays producteurs possible. Tous les trois sont décédés, l'un après l'autre, au cours de quelques années seulement, après ces deux événements histori-ques...
Ironie du sort ! Pendant que les uns s'exposaient et se sacrifiaient, d'autres thésaurisaient. On savait déjà à l'époque, que le Koweït seul avait 100 milliards de dollars d'investissement en Europe et aux Etats-Unis, l'Arabie séoudite 200 milliards de dollars. En tout, et à deux seulement, 300 mil-liards de dollars arabes faisaient tour-ner l'économie occidentale ou tout simplement dormaient dans les ban-ques américaines et européennes. Trois cents milliards de dollars! De quoi transformer tous les déserts du Moyen-Orient et du Maghreb arabe en paradis sur terre. Ne rêvons pas, me direz vous. Il est interdit de rêver en politique.

De toute façon l'hôtesse de l'air de l'avion présidentiel vient, à point nommé mettre un terme à tous nos rêves éphémères et à tous les mirages de nos déserts.
Il est 4 heures du matin et nous ap-prochons de l'aérodrome de Boufarik. Elle nous recommande très aimable-ment de mettre la ceinture de sécurité. Je ne devais plus revoir le Président Houari Boumédiene vivant.
A. Bousselham
(Septembre, 1997)

Aucun commentaire: